Bien informés ?

Ainsi, nous vivons un véritable âge d’or du journalisme. C’est ce qu’affirmait il y a déjà 5 ans ( aussi bien dire une éternité ) Michael Shapiro, professeur de journalisme au Columbia University Graduate School of Journalism.*

Je le crois sincèrement. Les journalistes ont accès à une foule d’outils, de données et de plateformes pour diffuser leurs contenus. Ils peuvent proposer des piges à des médias étrangers plus facilement, fonder une entreprise de presse en mode collaboratif, demander au public de financer leurs enquêtes via des sites de financement communautaire, etc.

Cet âge d’or ne nous soustrait pas aux normes établies de rigueur, d’exactitude, de vérité, d’équité et d’impartialité.
Comme responsable éditorial d’un service public, je m’interroge sur la puissance des technologies qui façonnent les algorithmes qui eux mêmes semblent enfermer les citoyens dans des bulles dont il est difficile de sortir.
Comment alors rejoindre le public, le citoyen qui place en nous sa confiance pour s’informer?
Comment le mettre en contact avec des enjeux qui à priori ne circulent pas dans sa «bulle d’opinion» ?
Comment lui faire la preuve, à ce même citoyen, que nous sommes impartiaux, équitables et équilibrés s’il n’a accès qu’aux sujets qu’il «aime» dans son fil Facebook et que ses amis lui partagent?

Une de nos responsabilités est sans aucun doute de renseigner le public sur ces enjeux dont on ne parle que trop peu. Il faudrait aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles les médias généralistes ne s’intéressent pas à ces questions. Les journalistes connaissent-ils bien ces enjeux? Les trouvent-ils trop complexes, ou trop techniques pour en comprendre le fonctionnement? Peut-être trouvent-ils que ce sont des questions réservées aux ingénieurs et autres petits génies du numérique.

Pourtant, il y a de quoi être inquiet. Même de redouter un certain danger. Quoi de pire dans une société démocratique que la pensée unique. Quoi de pire que d’ignorer les autres courants de pensée qui façonnent notre monde. Quoi de pire que de se conforter dans nos opinions, que de se prélasser dans l’indifférence de l’existence d’un certain ailleurs idéologique.

Notre rôle n’est pas de dicter ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal, moral ou non. Nous avons le devoir de décrire la réalité telle qu’elle est; parfois crue, parfois difficile, souvent nuancée dans une déclinaison infinie.

Ne pas avoir accès à ces réalités, à toutes ces réalités, est en fait un appauvrissement pour le citoyen qui croit pourtant vivre dans un fleuve en crue gorgé d’informations alimenté de toutes les rivières et sources disponibles.

Il nous importe donc de décrire cet enfermement virtuel aux réelles conséquences, de l’expliquer, le faire comprendre… Il est également de notre devoir de questionner les stratégies des géants que sont les Google, Facebook et Yahoo ( toutes des sociétés cotées en bourse ).

Si le public connaissait mieux ce que ces entreprises font de leurs données, de leur habitudes, de leurs goûts, de leurs opinions, de leurs valeurs, peut être que certains changeraient leurs façons de consommer leurs produits.

De plus en plus éduqué, le public pourrait se tourner vers d’autres entreprises qui affirment ne pas créer d’effet de bulle ou encore ne pas amasser des informations personnelles comme duckduckgo.com ( actuellement classé au 569e rang des sites les plus fréquentés sur le web par la firme alexa… google.com étant… 1er ).

Car, pour citer Alfred Sauvy, démographe, économiste et sociologue français : « Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets ».

Christian Thivierge
Rédacteur en chef, information multiplateforme, ICI Radio-Canada.ca